(Ulli Breor)
Les amants éternels
Cupidon a encore frappé…
Tôt ou tard, quand on parle de la Ligurie, on entend l’histoire de ce fameux couple : les amants d’Alassio. Nous voulions voir si, vous aussi, vous seriez fascinés par cette histoire.
Nous voulions absolument visiter cette ville, alors nous sommes allés à Alassio. L’endroit est facile à trouver. Il suffit de demander « il muretto » – le muret -, qui est l’œuvre du peintre Mario Berrino, réalisée en 1951. Ce muret attire encore aujourd’hui de nombreux touristes, et des personnes célèbres ont même immortalisé leur passage en ajoutant une petite tuile avec leur signature.
Mais ça n’est pas la raison de notre venue. Nous sommes là pour les fameux amants, sculptés dans le bronze par Eros Pellini !
Ils ont plus l’air perdus dans leurs rêveries qu’amoureux. Mais peut-être qu’ils sont juste en train de repenser aux débuts difficiles de leur histoire d’amour. Tout ce qu’ils ont dû endurer avant de pouvoir enfin regarder la mer ensemble, heureux et unis pour toujours sous le soleil Ligurien, à l’image des sculptures d’un artiste local. (Mais cela n’est malheureusement plus possible, à cause des bâtiments qui cachent maintenant la vue sur la mer !)
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Voici l’histoire de ces deux inséparables. Même si les faits ne sont pas prouvés historiquement, l’histoire est tellement belle que l’on a envie d’y croire : une fille d’empereur tombe sous le charme d’un palefrenier. De cette romance, naîtront la noble famille Aleramici et le margraviat de Montferrat.
À la naissance d’Aleram – aux alentours de 927 – sa vie commença dans de piètres circonstances. Ses parents avaient quitté le territoire de Franconie, à l’Ouest de l’Allemagne, pour partir en pèlerinage à Rome. Ils étaient très pieux, et avaient fait le vœu de parcourir cette route. Selon les registres, ils étaient arrivés jusqu’à Sezze, l’actuelle Sezzadio dans le Piémont, quand Aleram vit le jour.
Vraisemblablement, ses parents l’auraient laissé à cet endroit pour lui éviter les difficultés d’un tel pèlerinage. Ils pensaient certainement le retrouver à leur retour. Cependant, le destin en décida autrement et il devint orphelin. Ses parents furent déclarés morts à Rome. Le garçon fut élevé dans un monastère et devint un jeune homme fort et musclé. Il avait toujours aimé les chevaux, et il était un palefrenier très compétent. Ayant soif d’aventures, et guidé par son courage, sa recherche d’emploi l’amena jusque dans la région actuelle d’Émilie-Romagne.
Quand l’empereur Otto assiégea Brescia, il ordonna aux villages environnants de lui envoyer tous les hommes à leur disposition. Tous les jeunes, dont Aleram, furent enrôlés dans l’armée de l’empereur. Il se découvrit des capacités insoupçonnées, et apprit rapidement la langue des envahisseurs (certainement grâce à ses racines Allemandes). Il fut vite repéré pour son talent naturel avec les chevaux, et fut affecté à la cavalerie, puis promu en tant que palefrenier personnel des chevaux de l’empereur. Avec le temps, il fit la connaissance de beaucoup de personnages importants et puissants au sein de l’armée et des familles nobles. Mais cela le laissait de marbre, tout comme la jeune et jolie fille de bonne famille qui venait chaque jour chercher son étalon blanc pour une promenade à travers la campagne, alors qu’elle lui jetait des regards timides mais appuyés. Il ne lui avait jamais parlé, elle était toujours entourée de ses suivantes. Mais il avait entendu son prénom. Elle se faisait appeler Adelheid.
Le temps passa. Un beau jour, Aleram se rendit compte que ses sentiments pour la jeune fille avaient changé. Tout à coup, il se mit à attendre avec impatience sa visite chaque matin. Peut-être pourrait-il l’apercevoir ! Et puis, il remarqua qu’elle aussi le regardait. Un matin, l’impensable se produisit ! Alors qu’il lui tendait les rênes de son cheval, sa main effleura la sienne. Un frisson le parcourut, malgré la chaleur du feu juste à côté de lui. Adelheid et Alearm se regardèrent dans les yeux pendant ce qui leur parut être une éternité !
À partir de cet instant, le feu de l’amour brûla en lui, sauvage et indomptable. Il n’arrivait pas à fermer l’œil de la nuit, attendant impatiemment le matin. Et les jours où elle ne venait pas, il souffrait le martyre. Au fil du temps, d’autres s’aperçurent de son changement de comportement. Un jour, le vieux Piero qui aidait aux écuries le prit à part. Il avait remarqué qu’Aleram regardait la jeune Adelheid avec passion. Avait-il perdu la tête ? Quand il apprit qu’elle était la fille de l’empereur, il reçut cette information comme un coup de poing mortel. La fille de l’empereur était inaccessible pour un pauvre palefrenier comme lui ! C’en était fini de cet amour naissant. Il ne pouvait pas continuer à vivre. Peut-être que s’il tombait sur son épée, ou…
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Via Mario Rossi, 14, 18000 Sanromo, Tel. 0039 0184 111111 info@mariorossi.it
Dans les batailles autour de la ville de Brescia, Aleram était un guerrier extrêmement courageux. Sa vie n’avait plus de valeur à ses yeux. Il faisait tout pour éviter Adelheid, et quand il la croisait à l’écurie, il baissait les yeux.
Et c’est à ce moment précis que le miracle eut lieu ! Un soir, après avoir enlevé la selle de l’étalon blanc qu’Adelheid lui avait confié, un petit bout de papier tomba à terre. Il le ramassa et le lut : « Ce soir, à onze heures, près du vieux four à charbon ». Son cœur battait la chamade et ses pensées filaient à toute allure. Il avait essayé d’étouffer ces sentiments ! Mais ils revenaient à la charge. Il ne pouvait plus reculer. Il devait choisir entre l’amour et la mort. Les heures semblaient s’étirer sans fin. Mais il finit par presser le pas à travers les ténèbres pour arriver au rendez-vous.
Il se cacha dans un fourré, tout près du vieux four à charbon délabré, et attendit. Le temps semblait figé, alors que sa peur d’être découvert allait grandissant. Soudain, aux abords de la forêt, il vit une ombre s’approcher. Ça ne pouvait être qu’elle ! Et si ça n’était pas le cas ? Sa peur était intense, mais son amour était gigantesque. Il émit un petit bruit. L’ombre réagit immédiatement et se dirigea vers lui. Aleram se révéla et s’approcha de l’ombre. Finalement, il la reconnut, malgré le long manteau sombre qui l’enveloppait. Même sous l’épaisse capuche qui lui couvrait la tête, il reconnut son merveilleux visage instantanément. Un sentiment de joie absolue l’envahit et il courut vers elle aussi vite que possible ! Après tant de temps passé à souffrir de l’absence de l’autre, ils s’étreignirent avec passion. Des larmes de joie se mirent même à couler sur leurs joues. Il leur restait peu de temps ce soir-là. Ils devaient déjà se séparer, si vite après cette rencontre, car chacun d’eux avait peur d’être découvert. Des rendez-vous secrets furent arrangés sur des petits morceaux de papier, encore et encore. Leur amour grandit un peu plus chaque jour, jusqu’à ce qu’ils décident de s’enfuir ensemble.
C’était la plus belle preuve d’amour qu’ils puissent s’échanger. Après tout, le plan était extrêmement risqué ! S’il était attrapé avant de fuir, Aleram serait condamné à mort ! Et Adelheid serait emmenée de force dans un couvent pour le reste de sa vie.
Et puis, durant une nuit particulièrement brumeuse, ils prirent la fuite. La fille de l’empereur – avec son palefrenier – s’échappa de la région de Brescia sur des chevaux volés et avec quasiment rien.
Ils chevauchèrent au Sud, en direction d’Alessandria, vers Sezze, là où Alearm était né. Là-bas, ils pourraient demander de l’aide à des amis et se réfugier au monastère où il avait grandi. Mais ils durent continuer leur route, car l’empereur avait lancé ses chiens à leur poursuite pour retrouver sa fille au plus vite.
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Les amants décidèrent d’aller toujours plus au Sud, après les régions d’Asti et d’Alba, dans les Alpes Liguriennes. Là-bas, au milieu des vallées et des forêts, personne ne pourrait les retrouver. Et en effet, plusieurs mois plus tard, les chiens perdirent leur trace. Les sentiers de montagne étaient extrêmement périlleux, et les recherches furent finalement abandonnées. Pendant ce temps, Alearm et Adelheid avaient construit une maisonnette dans une vallée isolée, et ils fabriquaient leur propre charbon. Il leur était très difficile de subvenir à leurs besoins. Ils vendaient du charbon de bois dans les villages des environs, et notamment dans la petite ville d’Alassio. Depuis ce temps-là, le vieux four à charbon fut le symbole de la vie de la fille de l’empereur et du palefrenier. À cet endroit, ils vécurent humblement pendant plusieurs années, et eurent quatre fils.
Dans la plupart des histoires d’amour comme celle-ci, les protagonistes vivent heureux pour le reste de leur vie, mais…
Alors qu’ils vivaient ensemble avec leurs enfants, le père d’Adelheid, l’empereur Otto, repartit en guerre contre Brescia. Et encore une fois, il réquisitionna les jeunes hommes des villages alentours pour son armée. Brescia est assez éloignée des Alpes Liguriennes, mais l’empereur avait des alliés dans la région, notamment l’évêque de Savone. Et cet évêque aida bien évidemment son souverain à rassembler des troupes. Aleram et son fils aîné rejoignirent les rangs de l’armée de l’évêque, et pour la deuxième fois de sa vie, Aleram fut sous les ordres de l’empereur Otto. Cependant, cette fois-ci, le destin de la famille changea grâce au fils d’Aleram. Il se battit avec tant de vaillance et de ferveur, que l’empereur lui-même le remarqua. Il demanda à l’évêque de Savone de lui donner le nom de ce soldat héroïque. L’empereur apprit alors qu’il était le fils d’une certaine Adelheid… et que ce jeune soldat courageux était peut-être son petit-fils.
La réaction de l’empereur était-elle surprenante ? Il pardonna immédiatement Adelheid, sa fille bien-aimée, qu’il croyait morte depuis longtemps, et choisit de faire d’Aleram son beau-fils officiel. Il donna à la famille toutes les terres entre Turin et Gênes – des Alpes maritimes au fleuve Pô – et un titre de marquis !
C’est comme cela que s’est formé le margraviat de Montferrat et qu’est apparue la famille Aleramici.
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Corso Garibaldi, 24, 18555 Diano Marino, Cell. 333333
Bien que cette histoire puisse être vue comme une pure invention ou un conte de fées, elle est basée sur des faits historiques.
La commune d’Alassio a eu l’idée de profiter de cette histoire et de la promouvoir : un artiste a donc produit une remarquable sculpture tirée de cette légende. Ceux qui viennent l’admirer croient au pouvoir de l’amour, qui fait que même les choses impossibles se réalisent. Et d’ailleurs, de nombreux marquis d’un jour et de filles d’empereur ont rêvé devant cette sculpture. Ma femme n’est pas une princesse, et je ne suis pas un Aleramici, mais c’était émouvant de voir cet endroit et de laisser libre cours à notre imagination.
(Ulrich Peine)
La longue traversée vers l’Ouest !
Aujourd’hui, le mardi 20 mai de l’an de grâce 1873, nous avons des raisons de faire la fête ! Pour l’occasion, Levi Strauss a apporté avec lui une bouteille « d’Original Spumante di Genova » à l’atelier de Jacob. Aujourd’hui, ils étaient officiellement devenus co-propriétaires du brevet 139.121 !
Il avait accepté l’offre immédiatement : il avait l’argent, et Jacob avait l’idée ! Il avait investi une somme d’argent tellement ridicule ! Mais Jacob – fort heureusement – n’était pas un homme d’affaires, et il n’avait pas le nez pour flairer les bons coups, comme lui. Jacob Davis était tailleur – et il n’avait jamais eu un sou ! Pas même de quoi protéger son invention des copieurs et des concurrents.
Levi Strauss connaissait Jacob depuis des années. Son commerce de ventes en gros fournissait le magasin de Jacob en tissus et articles de mercerie, mais il fournissait également de nombreux ateliers à travers tous les États-Unis. Ils fabriquaient tous de grandes quantités de vêtements de travail pour les chercheurs d’or et les employés de la compagnie de chemins de fer Central Pacific Railroad. Ils avaient tous besoin de vêtements solides et peu chers, qui puissent durer longtemps. Sa société, Levi Strauss & Co., importait ce type de vêtements d’Europe depuis des années. Pour être plus précis, il les importait de Gênes, là où un tissu robuste était utilisé depuis des siècles pour fabriquer les habits des marins et des fermiers Méditerranéens. C’est pour cela que le tissu de « Gênes » était si populaire dans les boutiques de vêtements en Californie. Et la boutique de Jacob Davis était une des plus prisées. À l’inverse de ses concurrents qui se contentaient de répéter les mêmes gestes jour après jour, Jacob essayait toujours de perfectionner ses produits. Il avait renforcé sa maille et ajouté plus de poches. Malheureusement, les coutures des poches finissaient toujours par se défaire. Et pour cause ! Les travailleurs y entassaient tous leurs outils ! Les femmes se plaignaient constamment à Jacob de devoir raccommoder les vêtements de travail de leur mari. Elles avaient autre chose à faire !
Et Jacob avait finalement trouvé la solution à ce problème précis : il commença à renforcer les coutures de ses chemises et de ses pantalons avec des rivets métalliques, comme on le faisait avec la fermeture des sacs de coton depuis des années ! Ses « Gênes » se vendirent comme des petits pains. Mais malheureusement, la compétition ne dort jamais ! Et surtout pas en Amérique ! D’autres magasins avaient commencé à copier l’invention de Jacob et à produire des articles similaires avec des rivets. Jacob Davis savait comment protéger son invention : il fallait qu’il dépose un brevet à San Francisco. Mais pour cela, il avait besoin d’argent ! Et comme d’habitude, il n’en avait pas. Les bénéfices de sa boutique n’étaient pas très élevés ! Que pouvait-il faire ? C’est là que lui, Levi Strauss, entra dans l’histoire ! Heureusement, Jacob Davis, en bon client, s’était tourné vers lui en premier. Et il ne pouvait absolument pas passer à côté d’une telle opportunité ! Pour lui, il était aisé de donner à Jacob 68 dollars pour déposer son brevet.
Seulement 68 dollars ! Dans la vie, rien n’est gratuit ! Et il prit donc part – en tant que co-propriétaire – à la production des « jeans », la version américanisée des « Gênes ». Et ce jour était enfin arrivé : ce matin-là, le certificat d’invention était arrivé au registre des brevets déposés avec le courrier du matin : Brevet 139.121.
« À nous ! Santé ! » lança Levi Strauss. Les « Gênes » débutaient leur brillante carrière, en commençant par l’Ouest des USA, pour se répandre ensuite dans le monde entier.
Les vrais héros ne sont pas toujours ceux qui récoltent la gloire ! Tout le monde pense immédiatement à Levi Strauss en entendant « Levi’s », jeans (Gênes !), pantalons à rivets, ou pantalons du Texas. Mais le mérite revient à Jacob Davis ! Je tenais à le faire savoir !
Agritourismo da Maria »
Via Dolorosa, 16, 18666 Badaloco, Cell. 33556699
(Ulli Breor)
Le traumatisme de Biaggio
Biaggio Verando Cagna monta péniblement les rues sinueuses de sa ville natale, Triora. À 85 ans, il était devenu de plus en plus difficile pour lui de remonter de la boutique de vin, ou cantina, par les escaliers de la Via del Ponte jusqu’à sa maison. Et le faire sous la neige ! C’était encore un hiver très rude ; un hiver aussi mauvais que celui de 1587 – un hiver qui changea tout ! « Arrête d’y penser ! », maugréa-t-il pour lui-même. Malgré les difficultés liées à son grand âge et aux terribles souvenirs, le vieux Biaggio n’avait pas encore abandonné son goût pour la vie. Il se réjouissait d’avance de passer la soirée au coin du feu avec une bonne tasse de thé. En tant qu’ancien herboriste de la ville, il mélangerait lui-même différentes herbes, selon sa recette personnelle. Oui, ses mélanges de plantes allaient lui donner de la force pour affronter ce nouvel hiver.
Mais il y avait des choses pour lesquelles les plantes ne pouvaient rien, car rien ne pouvait effacer les souvenirs des choses terribles qu’il avait vues à l’époque. Il n’y avait rien à faire.
Arrivant dans sa petite maison de pierre de carrière, Biaggio remua les braises dans la cheminée. Les flammes consumèrent le bois fraîchement ajouté, en brûlant de plus en plus haut. Et puis les images terrifiantes réapparurent. Il entendit les gens hurler, il vit les mares de sang sur le sol de la piazza et sentit la chair brûlée. Les seize cris désespérés ne le laissaient jamais tranquille. Il pleura amèrement. Pendant 45 ans, il avait porté en lui ce traumatisme.
« Eh bien, c’est ainsi », sanglota Biaggio, « très peu de gens se souviennent des événements qui se sont déroulés à cette époque. Et ceux qui s’en souviennent encore n’en parlent plus jamais. » Dans ces moments, ces moments de calme, tout revient à la mémoire du vieil homme. Ses pensées explosent.
Encore et encore !
Il avait 40 ans à l’époque. Sa vie dans son petit village était parfaite. Sa petite herboristerie marchait bien, surtout les légumes et le jardin de plantes. Tout le monde venait le voir – avec leurs douleurs, leurs plaies, et même leurs maladies graves. Pourtant, il devait leur paraître étrange. Il était un peu bizarre, il n’avait ni femme ni enfant, et avait une obsession pour le pouvoir guérisseur des plantes ! Il avait même des opinions plutôt originales qu’il avait acquises lors de ses voyages dans des contrées lointaines et son temps passé à Levanto, et qu’il avait ramenées avec lui dans son petit village. Ces opinions lui avaient valu de grands débats avec le prêtre. Mais ses plantes médicinales pouvaient guérir de nombreuses maladies. Alors les gens de Triora et des alentours venaient quand même le voir. Jusqu’à ce moment précis !
L’hiver était soudainement devenu extrêmement rude, bien plus rude que d’habitude et bien plus long aussi. Ou du moins, c’était l’impression que j’en avais ! Mais, c’était effectivement le cas – les derniers hivers avaient vraiment été terriblement rudes. Même les anciens du village pensaient la même chose ! Personne n’avait jamais connu des températures aussi basses pendant une durée aussi longue.
Mais la faim était encore bien pire. Au début, elle s’attaquait aux pauvres, mais de plus en plus de gens de toutes classes ont commencé à en souffrir également.
L’été avait été frais et pluvieux, ce qui avait causé d’énormes pertes dans les champs de blé. Les récoltes étaient au plus bas. Cela faisait des années que ça durait. Le prix du pain était incroyablement élevé et pratiquement plus personne ne pouvait s’offrir de la viande. En plus de tout cela, en l’an 1579 après Jésus-Christ, la peste frappa.
Les autorités ordonnèrent alors à toutes les villes de poster des gardes dans les rues, pour empêcher de faire entrer des étrangers qui pourraient répandre la maladie. L’épidémie de peste devait absolument être arrêtée ! Aucun étranger n’était autorisé à approcher les villages et les villes.
Cela rendit impossible le commerce de nourriture. Toutes les denrées avaient été consommées. Même les animaux de trait avaient été abattus. La faim était insupportable, et les gens souffraient. Ils mangeaient tout : la viande avariée et le poisson pourri, de l’herbe bouillie, des souris, des chats et des chiens. Les maladies émergèrent – la fièvre et les horribles taches de sang. C’était la première fois qu’on voyait ça au village ! La mortalité infantile était de pire en pire.
Dans les situations les plus désespérées, les superstitions et la discorde apparaissent rapidement. Qui était responsable de ce malheur ? Est-ce que Dieu avait abandonné l’humanité ? Ou était-ce le diable ? Qui, et où étaient ces sinistres démons dans le village ? La méfiance grandit parmi les villageois, jusqu’à ce que plus personne n’ait plus confiance en qui que ce soit.
Depuis un moment déjà, quasiment plus personne ne venait chercher de l’aide auprès du guérisseur qu’ils adoraient auparavant. Pourquoi ? Désormais, ils ne faisaient plus que chuchoter pour médire de lui et de ses mixtures aux herbes douteuses. Il était allé en Orient – avec les Musulmans ! Qui sait, il pourrait même mélanger des excréments et découper des membres pour fabriquer ses teintures ! C’est le genre de choses auxquelles on doit s’attendre avec les amis des Musulmans ! Voici ce que pensaient beaucoup de villageois. Et Biaggio s’était même disputé avec le médecin du village, Lucillo, car il l’avait accusé d’être un charlatan ! Lui ! Non, plus personne n’achèterait ses produits désormais !
Le vieil homme mit une autre bûche dans la cheminée.
Mais ça ne concernait pas seulement Biaggio, un petit groupe de femmes était également sous la surveillance de certains hommes : est-ce que ces vieilles ne se donnaient pas rendez-vous tous les jours au lavoir pour pouvoir se parler secrètement ? Il y eut des gens qui attribuèrent toutes sortes de pratiques de magie noire à ces femmes. Le sort doit avoir été jeté par elles ! Les gens cherchaient une cause à leur souffrance !
Ils demandèrent aux dirigeants de la ville comment se débarrasser de leur malheur, alors que ces mêmes dirigeants, à cause de leur impuissance, recevaient des pressions de toutes parts pour sortir de cette situation. Biaggio le savait. Il avait vu comment le chef de la commune, Stefano Carrera, qui avait pourtant l’habitude de bien gérer les problèmes, avait essayé d’éviter les questions insistantes de la population. Ça ne pouvait pas durer bien longtemps ! Au final, il faut toujours trouver un coupable !
Et Biaggio ne fut pas surpris non plus, quand des rumeurs de puissances diaboliques se propagèrent dans le village. On disait que c’était l’œuvre des sorcières. Il fallait les démasquer au plus vite ! Une récompense de 500 scudi était même offerte à quiconque aurait des informations sur la pratique de la sorcellerie. Une grosse somme pour un peu de commérage et de suspicion ! De plus, Stefano Carrera avait demandé l’aide de la Sainte Inquisition de Gênes. C’est à ce moment que tout s’effondra !
Biaggio fut pris de tremblements en se remémorant ce passage et mit une autre branche dans le feu.
Gênes dépêcha le prêtre Giorlano del Pozzo, qui arriva à Triora en novembre 1587 après avoir voyagé toute une semaine. Même Biaggio était à l’église ce jour-là quand cet éloquent homme de Dieu fustigea tout ce qui avait dégénéré dans notre monde et le manque de foi des populations. Le malheur actuel, et celui des précédents mois et années, était en fait la colère de Dieu. L’église devint tout à coup très silencieuse et les gens se mirent à avoir peur, alors que del Pozzo dénonçait l’hérésie, la fornication et la sorcellerie, qui envahissaient manifestement la petite ville de Triora. Il ne pouvait pas y avoir d’autre raison pour que Dieu punisse la population aussi cruellement. Chaque personne était moralement tenue de dénoncer tous les actes inhabituels et suspects !
Et tout à coup, chacun se souvint d’avoir été témoin de choses étranges chez telle ou telle personne, à telle ou telle occasion.
Par exemple, Carmelo le forgeron, se demanda s’il n’avait pas aperçu Mazurella cracher dans le bénitier en sortant de l’église le dimanche précédent.
Ou Rosella, par exemple ! Elle jura que son mari avait reçu un sort de la prostituée Maria. Après tout, il ne la regardait même plus depuis quelque temps !
De ce fait, chacun trouva quelqu’un qu’il méprisait, qu’il enviait ou dont il était jaloux. Et alors, la graine semée par le clergé poussa sur un sol fertile.
Après cette messe, les villageois sortirent de l’église sans dire un mot, tête baissée, perdus dans leurs pensées. Dès qu’ils atteignirent le cimetière, ils se dispersèrent rapidement, et chacun disparut dans les ruelles du village. Biaggio se souvenait toujours parfaitement bien d’avoir échangé quelques mots avec Signora Stella, qui lui avait adressé la parole à la sortie du cimetière. Elle était une des seules habitantes de Triora qui lui parlait encore. Peut-être parce qu’elle appartenait à la classe aisée, instruite et distinguée, qu’elle avait encore assez d’argent pour se payer des médicaments et qu’elle était tolérante envers lui et son style de vie.
Biaggio bu une bonne gorgée de sa tisane. Il se souvenait. Oui, l’herbologie. Ça avait été sa vie. À l’époque, il avait été engagé comme marin sur un navire de la marine marchande de Gênes, quand une dispute avec le capitaine l’avait amené à s’enfuir et passer plusieurs années en Syrie et en Égypte. C’est là-bas qu’il avait pris connaissance du travail d’Ibn al-Baitar, un homme connu à travers tout l’Orient. C’était son livre, avec les descriptions de plus de 1400 plantes et des recettes associées, qui avait été le socle de la carrière de Biaggio. Cet homme, qui était mort depuis plus de 300 ans, devint son modèle. Il voulait désespérément lui ressembler. Il se plongea de plus en plus profondément dans l’étude des plantes médicinales et des médicaments dérivés.
À cette époque, Signora Stella était sa patiente depuis longtemps déjà. Mais c’était un secret !
Biaggio afficha un sourire en coin – bien sûr. Le thé me fait du bien, pensa-t-il.
Signora Stella souffrait de douleurs aux articulations, et c’est la raison pour laquelle elle lui parlait dans le cimetière, elle voulait qu’il lui prépare un baume apaisant pour soulager ses douleurs. C’est pour cela qu’ils marchaient à grandes enjambées dans la rue étroite qui menait à sa maison. En marchant, ils discutèrent du sermon qu’ils venaient d’entendre. Signora Stella partagea ses craintes avec Biaggio, pensant que cet appel à la dénonciation pourrait avoir de graves conséquences : tant que les maladies et les catastrophes naturelles seraient vues comme des punitions divines ou l’œuvre du diable, il y aurait, selon la logique chrétienne, des gens à blâmer et à accuser d’avoir mis Dieu en colère.
Mais Biaggio découvrit encore une autre explication grâce à son sens aiguisé de l’observation : quels effets avaient les conditions de vie des plus pauvres ? Un peu plus loin dans le village, ces familles nombreuses vivaient dans de toutes petites habitations, et partageaient l’espace avec les vaches et les rats. Dans la rue du boucher, il y avait une terrible odeur de viande en putréfaction. Le sang et les souillures gorgeaient le sol. Et toute l’eau potable venait directement du puits au même endroit ! Mais on ne pouvait pas en parler – et on ne pouvait certainement pas remettre en question les déclarations de l’église. De ce fait, Biaggio et Signora Stella ne voulaient pas être aperçus ou entendus. Le petit pot contenant le baume changea rapidement de main pour arriver dans la poche de la Signora – au moment même où le parquet du deuxième étage craqua au-dessus de leur tête. Est-ce que quelqu’un les observait et les écoutait secrètement ? Biaggio n’y prêta pas attention. Ce fut peut-être la plus grosse erreur de sa vie.
Le vieil homme prit une nouvelle gorgée de sa tisane. Mais même cela ne pouvait effacer sa culpabilité. Si seulement il était allé vérifier à ce moment-là, il y a si longtemps ! Mais il ne pensait pas que le cœur des hommes était déjà empoisonné.
Le jour suivant fut l’aube d’un âge d’horreur et de terreur que personne n’aurait pu imaginer, même dans ses pires cauchemars. Cette époque sépara les amoureux, détruisit les familles et élimina les amitiés. Cela allait devenir la période la plus affreuse de toute l’histoire dans ce village – et dans toute la région.
Il s’était levé tôt ce matin-là pour cueillir des herbes et aller chercher du bois. Comme Biaggio voulait se rendre dans l’oliveraie, il devait passer par le village. C’était étrange de voir autant de monde se rassembler autour de la paroisse, de la mairie et de la piazza. La plupart des gens semblaient effrayés. Certains avaient le visage enfoncé dans leur manteau, avec le col relevé.
À partir de midi, le juge, accompagné du prêtre del Pozzo et d’autres baillis qui avaient eux aussi été envoyés de Gênes, se mirent à patrouiller dans le village. En peu de temps, vingt femmes furent appréhendées, puis quarante, étant donné que des actes de sorcellerie avaient également été dénoncés dans les villages alentours. La prison n’était, bien évidemment, pas prévue pour autant de monde. Alors, ils transformèrent les caves et les greniers des maisons en prisons, aussi vite que possible.
Le village tout entier grondait. Tout le monde avait vu ou entendu quelque chose. Mais en même temps que la peur, il y avait un sentiment de soulagement : cela ne pouvait plus durer. Le sous-préfet Garlindo était si heureux, car le problème allait enfin disparaître. Il avait toujours su que quelque chose se passait autour de ce puits. Il avait personnellement observé la femme du barbier, la vieille mendiante Francesca, la femme du boucher et deux autres femmes se réunir ici, certainement pour pratiquer la sorcellerie. Et d’ailleurs, quelqu’un d’autre avait même vu Francesca voler sur un balai à minuit ! Tout le monde savait que la vieille Francesca attirait le mauvais œil. Elle avait toujours été jalouse des femmes plus jeunes qui avaient des enfants – elle n’en avait jamais eu. Il était possible qu’elle soit responsable de la mort de beaucoup d’autres enfants. De telles choses pouvaient enfin être dites, et l’on pouvait enfin agir. Et tout le monde savait depuis longtemps que la belle Mazurella forniquait avec le diable. Et quel dommage, elle avait un si beau fiancé.
Biaggio remua les braises de la cheminée. Oui, c’est comme cela que ça s’était passé ! Il était présent ! Parmi les autres accusés, il y avait quatre jeunes filles et un petit garçon. Personne n’échappait aux dénonciations. Même des membres de familles influentes et des nobles étaient accusés et emportés. Ça n’était pas surprenant, étant donné que chacun avait des comptes à régler. La haine, l’envie et le ressentiment allaient encore faire des ravages dans les mois qui suivirent. Et alors, beaucoup de personnes disparurent dans des cachots et des caves.
Accablé par la honte, Biaggio se souvint comment lui aussi s’était tenu à l’écart de tout cela, par peur de l’Inquisition. Mais malgré cela, il passa devant la maison d’Alfredo le tonnelier un jour. La maison était étrangement calme. Biaggio entendait à peine quelques gémissements derrière la porte de l’atelier. Que se passait-il ? Un étrange sentiment de peur et de curiosité l’envahit. Il s’approcha. Il reconnut la voix retentissante du prêtre del Pozzo. Mais que disait-il ? Il entendit des prières et des incantations, mais également des jurons et des insultes. Et ensuite, des plaintes et des pleurs ! À travers une fissure dans la porte, Biaggio vit une scène qui lui coupa le souffle – une femme, presque nue, pieds et poings liés. Ils l’avaient suspendue avec une corde, de manière à ce que ses pieds touchent à peine le sol. À côté d’elle, un bailli la frappait avec un bâton. À cet instant, un rayon de lumière illumina le visage de la femme et Biaggio recula, choqué. Non, non… cela ne pouvait être vrai ! C’était Signora Stella ! Le dos de la chemise de la pauvre femme était déjà en lambeaux et couverte de sang. Ses cheveux étaient tout emmêlés sur son visage. Biaggio regardait la pauvre victime de cette torture, tétanisé et sans voix. Il sursauta violemment au nouveau coup porté. La Signora grogna à vous en donner des frissons. De quoi avait-elle bien pu être accusée ? Tout le monde savait qu’elle était une honnête femme. La peur s’empara de lui quand le prêtre hurla « Avoue-le, avoue-le, pécheresse, que tu as forniqué avec l’herboriste et qu’il t’a donné ton baume gratuitement en contrepartie ! »
C’était comme un mauvais rêve. Biaggio s’enfuit, pris de panique. Il n’avait qu’une peur : être lui aussi arrêté.
Peu de temps après, certains ont vu – et l’ont raconté plus tard – deux soldats du gouvernement de Gênes convoquer le médecin Lucillo à la maison du tonnelier, où il resta environ une heure. Il n’avait rien pu faire, et les deux soldats sortirent un grand sac en lin de la maison et le jetèrent sur la charrette d’un de leurs complices appelé en urgence. Il disparut presque immédiatement, mais fut aperçu en dehors du village, sur le chemin qui mène à un bosquet isolé. On avait toujours enterré les suicidés et les lépreux à cet endroit. Et juste à côté, les femmes assassinées également.
Biaggio devait s’en assurer. Où est-ce que la Signora avait fini ?
Comme un voleur enroulé dans sa cape noire, il se rendit là-bas à la nuit tombée. Il se faufila dans les ruelles sombres du village, en étant terrifié à l’idée de se faire arrêter. Il entendit un groupe de jeunes gens qui arrivaient dans sa direction. Aussi vite qu’il pouvait, il entra de force dans une cantina abandonnée. Heureusement, elle n’était pas verrouillée. Il s’agenouilla dans un coin et se cacha sous son manteau… il attendit ce qui lui parut être une éternité, jusqu’à ce qu’il n’entendît plus rien. Alors qu’il quittait sa cachette, une lampe s’alluma dans la maison d’en face. Quelqu’un avait éclairé une lampe à huile. Mais, comme il n’y avait personne à la fenêtre, il continua son chemin discrètement. Maintenant, il n’avait plus qu’à contourner le garde Alfonso. Mais il était confiant, car le vieil homme était sourd comme un pot et à cette heure-ci, il devait probablement déjà être saoul. Il arriva donc – sans être vu- à l’extérieur du village. Il n’avait plus qu’à rejoindre la forêt. De jour, cela aurait été facile, mais cette nuit-là, il faisait très sombre et il distinguait à peine ses propres mains. Il trébucha sur des cailloux et des branches. Il glissa même dans la rigole des eaux usées. Et finalement, il arriva dans ce sinistre endroit. Il pouvait voir les rangs de tombes exposées. Il fallait qu’il garde son calme. Son cœur se souleva.
Il glissa dans le trou et vit le sac, dans lequel se trouvait apparemment un corps humain. Ils avaient négligemment jeté un peu de terre dessus. Biaggio chercha le couteau qu’il avait dans la poche. Et là où il pensait que se trouvait la tête, il entailla le sac. Il l’ouvrit délicatement et dégagea le tissu. Il regarda le visage pâle et meurtri de cette femme. Bien qu’il ait été déformé par la torture extrême, il reconnaissait les traits de Signora Stella. À cet instant, la tristesse le submergea, et il pleura à chaudes larmes. Il rentra chez lui en courant, et ne sortit pas de sa maison pendant plusieurs jours – il était terrifié à l’idée d’être arrêté.
Personne ne parla de la disparition de la Signora. Biaggio avait essayé de parler au médecin Lucillo, qui avait assisté à cette épouvantable scène dans la maison du tonnelier. Mais cela s’était mal terminé. Lucillo déclara qu’il n’avait rien vu ! Personne n’avait rien vu. Personne ne voulait être suspecté par l’Inquisition.
À la fin du mois de mars, un autre incident se produisit sur la place du village, sous le Cà de Baggiure. Tôt ce matin-là, des villageois entendirent des hurlements et du tapage. Puis, il y eut un bruit de fenêtre cassée et un coup violent. Les gens accoururent sur la piazza. Ils découvrirent le corps sans vie d’une femme sur le pavé, dans une mare de sang. Elle avait une blessure atroce à la tête, et tout le monde la vit. Ils savaient que cette femme était Antonella. Elle était la cuisinière du pasteur, avant d’être accusée de sorcellerie et emmenée. La foule fut dispersée rapidement et les hommes du gouvernement ramenèrent la femme sans vie dans la maison. Certains étaient persuadés qu’Antonella s’était jetée par la fenêtre. Ou bien, avait-elle été poussée ? Les rumeurs étaient incessantes. L’Inquisition se mura dans le silence.
Biaggio avait honte, encore maintenant, en repensant à cette jeune femme. Il n’avait rien fait, lui non plus ! Et ces atrocités continuèrent. Il se souvint du sort tragique de la famille voisine.
À la fin du mois de mars 1588, quelqu’un frappa à sa porte. Cela le secoua violemment. Il pensa immédiatement qu’on venait le chercher.
« Qui est-ce ? » lança-t-il.
« C’est moi, Pino ! » entendit-il. Biaggio reconnut la voix de son voisin et le fit entrer. Il tremblait des pieds à la tête. Il était triste à voir. Pino se mit à genoux. Il balbutia de manière confuse entre deux sanglots. Après quelque effort, Biaggio réussit à le faire parler. Ils avaient brutalement emporté sa fille en l’accusant de sorcellerie. Ils l’avaient prise, et Pino ne savait pas où elle était à présent. Sa femme était devenue hystérique. Les femmes des maisons voisines étaient en train de la réconforter. Biaggio réussit à calmer le pauvre homme avec une forte décoction de valériane. Il lui promit qu’il enquêterait pour savoir où sa fille se trouvait, dès le lendemain.
Le lendemain matin, ils allèrent donc ensemble à la paroisse, mais personne ne savait rien. Ils essayèrent tous les deux de parler au dirigeant de la communauté, mais il n’était évidemment pas disponible.
Ce soir-là, Biaggio rencontra le secrétaire de la paroisse par hasard à la cantina. Il était accompagné de l’Avocato Benini. Ils se disputaient vivement et avaient apparemment déjà bu plusieurs verres de vin. Biaggio les connaissaient bien depuis longtemps, et ils l’accueillirent à bras ouverts. Comme partout ailleurs, il n’y avait qu’un seul sujet de conversation entre eux : personne n’avait pu imaginer que les évènements récents puissent prendre une telle proportion. Beaucoup d’habitants du village étaient venus voir les représentants des communautés pour demander de l’aide dans leur désespoir. La pression était de plus en plus forte en raison des dénonciations de gens haut placés et de nobles. Plusieurs dirigeants de la communauté commencèrent à faire machine arrière. Ils ne voulaient pas perdre des plumes dans cette affaire.
Plusieurs familles aisées avaient contacté le gouvernement de Gênes et avaient demandé qu’il apaise la situation.
Après un autre verre, Biaggio apprit – dans un murmure, bien évidemment – qu’un autre inquisiteur allait arriver de Gênes. Il devait remplacer le prêtre actuel et apporter la lumière sur la présente situation. Ils connaissaient même déjà le nom de ce nouvel inquisiteur. Giulio Scribani devait arriver en juin. Et tout le monde espérait qu’il soutiendrait un général d’inquisition plus modéré : Alberto Drago, qui était en ville depuis mai, et qui luttait contre les fanatiques menés par del Pozzo.
Ils voulaient revenir à une vie normale. Triora était devenue très calme au fil des mois. La peur et la méfiance s’étaient répandues partout et avaient empoisonné la communauté. On n’avait pas vu un banquet depuis longtemps. Le rire des enfants dans les rues et les conversations des femmes autour du lavoir avaient été réduits au silence.
Biaggio se sentit soudainement très fatigué. Il ferma les yeux. Il se souvenait très clairement cependant, de la manière dont les choses avaient finalement changé.
Un jour d’avril particulièrement chaud, il y avait une excitation un peu inhabituelle. Les gens du village se rassemblèrent sur la piazza. Il avait été annoncé que treize femmes accusées seraient transférées dans les cachots de Gênes. C’était une mauvaise nouvelle, car chacun savait que quand quelqu’un entrait dans la tour Grimaldi, on ne le revoyait plus jamais. Les rumeurs les plus folles circulaient sur des prisonniers morts de faim, ou mourant de mauvais traitements et de maladies après avoir contracté la lèpre ou la fièvre d’Antonius.
Le jour même, le chariot à bœufs de Gênes était prêt à transporter les condamnées. Des femmes enchaînées furent sorties de cachots et de greniers partout dans le village. Elles étaient toutes plus mortes que vivantes, dans un état misérable, toutes terriblement torturées, et couvertes de sang et de souillures. Leurs propres excréments et leurs vomissures collaient à leurs vêtements et leurs cheveux. Elles sentaient affreusement mauvais, et quelques-unes n’arrivaient même pas à marcher – leurs membres étaient cassés, leur visage défiguré par la torture, et leur corps marqué par les fouets à sept lanières qui étaient utilisés par les bourreaux de l’Inquisition.
Mais dans ce pitoyable instant, une lueur de pitié qui brillait dans les cœurs de Triora s’illumina. Plusieurs jeunes hommes et femmes se ruèrent pour aider les prisonnières sur leur chemin. Mais ils ne purent pas les aider, car les gardes armés les repoussèrent immédiatement.
Au milieu des insultes et des coups de bâton, les pauvres âmes étaient conduites vers le chariot et jetées dedans comme du bétail. Tout devait se dérouler le plus vite possible.
Alors que la procession continuait, une scène terrible se produisit : Carlo, le barbier, reconnu sa femme. Il devint fou et avec un grognement sauvage sortit de son cœur meurtri, il fendit la foule. Mais il fut arrêté par les gardes impassibles, et jeté à terre. Sa femme hurla à son tour d’un cri déchirant, mais elle fut tirée par les cheveux jusqu’au chariot et jetée violemment, en reversant au passage d’autres femmes.
Une fois que tout le monde fut chargé dans le chariot, la funeste procession se mit en mouvement. Au départ, on pouvait entendre le bruit des roues sur le pavé et le beuglement des bœufs sous les coups de fouet du cocher. Et puis plus rien. Un silence de mort s’abattit sur le village. Personne ne dit mot, même si certains pleuraient, et la foule se dispersa lentement.
Le barbier était toujours inconscient sur le pavé. Plusieurs jeunes hommes pris de pitié le ramenèrent dans sa maison. Quelques jours plus tard, Biaggio alla le trouver dans sa maison. Mais la maison était vide. Les voisins lui indiquèrent qu’ils ne l’avaient pas vu depuis ce terrible jour sur la piazza. On l’avait couché dans son lit et soigné au mieux. Depuis ce moment-là, on ne l’avait plus revu. Il avait tout bonnement disparu !
En juin de l’année 1588, en un dimanche mémorable, l’inquisiteur Scribani arriva avec sa suite et de nombreux gardes. Ils avaient tellement d’espoir ! Mais c’était comme si même les oiseaux avaient arrêté de chanter, en ce beau jour d’été.
Scribani fit de notre village un enfer effroyable, et bien pire qu’au temps de son prédécesseur. Il répandit un climat de haine religieuse et de persécution jusque dans les villes de Badalucco, Montalto et dans les villages alentours à Realdo et Verdeggio, et même à Sanremo. Le nouveau régime était encore plus fanatique que l’ancien. Les auditions et les confessions sous la torture reprirent de plus belle.
Ça avait été terrible. Et ça avait duré encore plus longtemps. Biaggio avait survécu. Mais les souvenirs qu’il avait gardés de cette époque n’avaient jamais cessé de le tourmenter. Il avait vécu, mais il n’avait jamais été heureux ! Biaggio prit une dernière gorgée de tisane. La tasse en argile glissa de sa main et explosa en mille morceaux.
Cette histoire est une fiction historique basée sur des faits réels qui se sont produits à Triora, une petite ville de la campagne Ligurienne entre 1587 et 1588. Le souvenir de cette terrible persécution des soi-disant sorcières est toujours présent au « Museo Regional Etnografico e Della Stregoneria » (musée régional de l’ethnographie et de la sorcellerie), qui mérite une visite.